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La chronique des îles

Il était silencieux et cela faisait du bruit. Un bruit qui emplissait la ferme, s'engouffrait dans le portail, s'échappait par toutes les barrières des prés et allait bientôt assourdir le pays en entier.
Assis à l'extrémité de la table de chêne, à sa place, près de l'âtre, il sirotait gorgée par gorgée son verre de cidre aigre, le cidre de ses pommes. Il regardait d'un oeil vide les deux corbeaux installés devant lui. Il n'avait plus rien à leur dire.
Les deux émissaires du gouvernement, vêtus de sombre, tapotaient nerveusement les feuillets posés sur leur serviette de cuir. Ils le fixaient d'un oeil plein, d'un oeil inquiet. Depuis des années ils venaient ainsi l'interroger à date fixe, lui posaient les questions les plus diverses et toujours il leur avait donné des réponses, toujours elles s'étaient révélées justes. Cela avait commencé il y avait fort longtemps. Après des études minutieuses et coûteuses qui mobilisèrent bien des spécialistes de l'information et de l'informatique, de la psychologie, de la sociologie et des deux à la fois, sans compter les statisticiens, on avait découvert ce paysan presque inculte qui avait le don recherché, celui de medium des mass media. Quelle que soit la question qui lui était posée, son opinion représentait toujours celle de la majorité. On prit l'habitude de l'interroger sur tout et il apparut bientôt qu'on pouvait se passer d'interroger les citoyens eux-mêmes si l'on tenait compte de ses seules réponses dans les décisions à prendre. Voulait-on organiser des élections, il suffisait de lui demander ses intentions de vote pour connaître immédiatement les résultats. Par sa seule voix la majorité pouvait demeurer silencieuse. Les économistes eurent tôt fait de démontrer le gain de temps et d'argent que cela représentait et les dirigeants du pays eurent tôt fait de comprendre que, grâce à lui, ils pouvaient rassembler entre leurs mains et dans leur cervelle, la technicité, le pouvoir et l'opinion publique. La forme la plus évoluée de la démocratie était née.
Et voilà que ce soir, il refusait de répondre. Non par mauvaise volonté mais parce que, disait-il, il ne se croyait plus majoritaire parmi les siens. Il essuya la dernière goutte de cidre de ses lèvres du revers de sa manche, referma d'un coup sec son couteau, repoussa le pain et le jambon et sortit traire ses vaches.
Ils sortirent aussi, sans dire un mot. Peut-être pourraient-ils ne pas révéler la terrible découverte.  Mais non, déjà dans la nuit, de toutes les chaumières, montait un murmure, une rumeur. Tout était à recommencer.

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Note de l'auteur :
« La chronique des îles » est une série de petites nouvelles de rien...
Découvrez-en une chaque mois.


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