Pathologie des globules rouges
Nous diviserons ce chapitre sur la pathologie des globules rouges en 4 parties :
2 – Mécanisme des anémies
Compte tenu de la physiologie de l'hématopoïèse (le globule rouge est fabriqué par la moelle osseuse dont il sort pour assurer sa fonction dans le sang périphérique) il n'existe que deux mécanismes fondamentaux pour expliquer une anémie :
• Soit la production de globules rouges par la moelle osseuse est insuffisante (arrêt ou blocage de l'érythropoïèse médullaire). Il s'agit d'une insuffisance médullaire, qui peut être quantitative ou qualitative. On peut dénommer anémies centrales ce groupe d'anémies par insuffisance de production médullaire.
• Soit les globules rouges, fabriqués en quantité suffisante, disparaissent prématurément du sang périphérique et n'y restent pas trois mois. Cette disparition précoce peut être due à une fuite dans la tuyauterie sanguine (hémorragie) ou à une diminution de la durée de vie de l'hématie (hémolyse). On peut donner à ce groupe le nom d'anémies périphériques.
Nous allons envisager successivement les critères et le mode de raisonnement qui vont permettre de choisir entre ces deux mécanismes en commençant par le groupe des anémies périphériques qui est de loin le plus fréquent. Pour établir le diagnostic physiopathologique d'une anémie nous allons utiliser quatre données de l'hémogramme : les constantes érythrocytaires, le taux des autres éléments d'origine médullaire (polynucléaires et plaquettes), le taux de réticulocytes, la morphologie des globules rouges sur le frottis coloré.
1 - Les anémies périphériques
Elles sont régénératives, caractérisées par un taux de réticulocytes normal ou élevé. Elles se divisent en deux sous-groupes, les anémies par hémorragies et les anémies hémolytiques.
Les anémies par hémorragies
On n'insistera pas sur les hémorragies importantes (extériorisées ou non) qui ne posent guère de problèmes physiopathologiques. Devant une telle anémie qui, par sa rapidité d'installation, peut mettre la vie du malade en danger, il n'est pas de mise de se poser des questions métaphysiques sur sa physiopathologie, il faut repérer au plus vite le siège de l'hémorragie et réparer la fuite. La seule étape de raisonnement utile est la décision thérapeutique dans un contexte d'urgence.
Les hémorragies de faible abondance posent des problèmes très différents car elles se présentent comme des anémies primitives. Leurs caractéristiques biologiques sont cependant particulièrement évocatrices :
• Il s'agit d'anémie vraie (diminution du taux d'hémoglobine), sans déglobulisation (nombre de globules rouges normaux).
• Les constantes érythrocytaires sont anormales, il existe une microcytose et assez souvent une hypochromie.
• On retrouve sur le frottis de sang des hématies de petites taille, peu colorées, avec anisocytose, hématies-cibles et annulocytes.
• Il s'agit bien d'une anémie régénérative mais il ne faut pas s'attendre à y trouver un taux significativement élevé de réticulocytes. En effet les anémies par hémorragies dites "distillantes" sont de diagnostic tardif car longtemps asymptomatiques et bien compensées par la moelle qui cependant progressivement se "fatigue" à régénérer ce qui est un tonneau des Danaïdes. En revanche on retrouve les stigmates d'une activité médullaire accrue dans une polynucléose parfois, une thrombocytose souvent.
Devant un tel tableau hématologique évocateur le dosage du fer sérique, la détermination du coefficient de saturation de la sidérophiline et le dosage de la ferritine plasmatique apporteront la preuve irréfutable de la carence en fer, véritable promoteur de ce type d'anémie.
Les causes de ces anémies par carence en fer sont presque toujours des micro-hémorragies, celles-ci peuvent être digestives, mais le plus souvent elles sont gynécologiques, liées à une hyperménorrhée qui ne s'accompagne pas toujours de lésions décelables.
Les anémies par hémolyse
La principale caractéristique hématologique d'une anémie hémolytique est d'être très régénérative avec un taux de réticulocytes supérieur à 5% puisque jouent dans leur augmentation deux phénomènes qui vont dans le même sens et se renforcent :
• d'une part la forte régénération médullaire compensatrice, avec une moelle qui mobilise toutes ses réserves et travaille 3 à 4 fois plus que normalement, ce qui multiplie par le même facteur le taux de réticulocytes.
• d'autre part la diminution de la durée de vie des globules rouges, qui ne vivent que quelques jours, le pourcentage de jeunes globules rouges apparaissant de ce fait anormalement élevé.
Pour ces deux raisons il n'est pas rare d'observer des taux de réticulocytes de 10%, 20% ou plus. On peut donc dire qu'un taux de réticulocytes supérieur à 5% ou 6% est obligatoirement dû à une hémolyse.
Les autres caractéristiques hématologiques de l'anémie hémolytique sont :
• Des constantes érythrocytaires généralement normales, si ce n'est une discrète macrocytose, proportionnelle au taux de réticulocytes et due au fait que les réticulocytes ont un volume plus important que les autres hématies (120µ3 en moyenne).
• On retrouve les stigmates de l'intense régénération médullaire au niveau des autres lignées : il existe une polynucléose et une thrombocytose et assez souvent une discrète érythromyélémie qui peut devenir intense dans les crises d'hémolyse aiguë.
La recherche, par dosages sanguins, des produits de dégradation de l'hémoglobine (bilirubine, haptoglobine, sidérémie) complétera le tableau proprement hématologique de l'hémolyse.
Les anémies hémolytiques peuvent être congénitales ou acquises.
Les anémies hémolytiques congénitales
Sont liées à une anomalie d'origine génétique. Celle-ci peut porter sur la membrane du globule rouge, sur la structure de l'hémoglobine ou sur son contenu enzymatique.
• Les plus fréquentes en France sont les anomalies membranaires donnant le tableau clinique de la maladie de Minkowski-Chauffard.
• Les anomalies génétiques de l'hémoglobine sont de deux types : thalassémies (anomalies de l'équilibre entre les chaînes d'hémoglobine) ou anomalie structurelle de l'hémoglobine, dont la plus fréquente est, chez des sujets de race noire, la drépanocytose.
• Les anomalies enzymatiques sont plus rares (déficit en G6PD ou en Pyruvate-kinase).
L'examen du frottis coloré peut apporter de précieuses indications pour le diagnostic étiologique des anémies hémolytiques congénitales. Ces anémies comportent souvent des anomalies morphologiques des globules rouges : sphérocytose de la maladie de Minkowski-Chauffard, ovalocytose de l'elliptocytose familiale, hématies-cibles des thalassémies, drépanocytes de l'hémoglobinose-S ou inclusions intra-érythrocytaires (corps de Heinz) des enzymopathies et de certaines hémoglobinopathies.
Les anémies hémolytiques acquises
La plupart sont dues à la présence d'auto-anticorps anti-hématies. Il s'agit d'anémies auto-immunes avec test de Coombs positif. Ces anémies ne comportent pas de déformation des globules rouges sur le frottis coloré, si ce n'est une anisocytose et quelques sphérocytes.
Un petit nombre est d'origine dite mécanique : prothèses valvulaires, purpura thrombopénique thrombotique de Moschcowitz. Ces anémies entraînent souvent une schizocytose dont le taux dépasse largement 1% des hématies.
2 - les anémies centrales
Elles sont non régénératives, caractérisées par un taux de réticulocytes abaissé ou nul. Elles sont dues à un défaut de production des globules rouges par la moelle osseuse qui peut être quantitatif (diminution de la quantité de moelle active ou "aplasie médullaire") ou qualitatif (moelle active mais inefficace ou "myélodysplasie").
L'anémie par aplasie médullaire
Elle est rarement isolée, le plus souvent elle est associée à une neutropénie et une thrombopénie (pancytopénie). Le taux de réticulocytes est nul et les constantes érythrocytaires sont normales. Il n'y a pas de modification de la morphologie des hématies sur le frottis, si ce n'est une légère anisocytose. Il n'y a pas de myélémie.
L'examen de choix pour apporter la preuve de la vacuité de la moelle osseuse est la biopsie médullaire. L'insuffisance médullaire porte presque toujours sur les trois lignées. Exceptionnellement elle porte sur la seule lignée érythroblastique et l'anémie est alors pure, sans neutropénie ni thrombopénie. La présence ou non de cellules jeunes sur le frottis de sang est fondamentale et doit être recherchée avec soin, notamment en queue de frottis :
- Il n'y a pas de myélémie dans les insuffisances médullaires pures, si ce n'est quelques métamyélocytes lors de l'éventuelle phase de réparation de l'aplasie. Ces aplasies pures relèvent d'étiologies variées, congénitales (maladie de Fanconi) ou acquises. Il convient surtout de rechercher une origine toxique ou infectieuse (virale).
- La présence d'une myélémie oriente vers d'autres diagnostics. Une érythromyélémie doit faire rechercher deux diagnostics que la biopsie médullaire sera à même de distinguer : soit une ostéomyélosclérose primitive, soit la métastase médullaire d'un cancer épithélial ou d'un lymphome. À noter dans ce second cas que l'anémie est volontiers régénérative car comportant une note hémolytique d'origine mécanique (destruction des hématies dans la micro circulation de la métastase).
- La présence de cellules souches, myéloïdes ou non, traduit une leucémie aiguë dont l'affirmation du diagnostic exige une ponction médullaire pour examen cytologique.
L'anémie des myélodysplasies
Elle est due à une insuffisance médullaire qualitative, avec blocage médullaire et anomalie de l'érythropoïèse ou de la synthèse de l'hémoglobine. Ces myélodysplasies se présentent habituellement comme des « pancytopénies à moelle riche », assez souvent comme des « anémies macrocytaires hypochromes » avec hypersidérémie.
L'anémie est non régénérative, le taux des réticulocytes est abaissé. Les constantes érythrocytaires sont généralement anormales (habituellement macrocytose avec hypochromie). Les anomalies morphologiques des hématies sont fréquentes (dacryocytose, schizocytose) et on observe des inclusions intra-érythrocytaires (corps de Jolly, anneaux de Cabot, ponctuations basophiles).
L'anémie peut ou non s'accompagner d'une diminution des polynucléaires ou des plaquettes. Il existe alors volontiers une discrète myélémie et des anomalies morphologiques des polynucléaires (dégranulation, anomalie nucléaire de Pelger) et des plaquettes (plaquettes géantes).
Des anomalies morphologiques de maturation se retrouvent au niveau des précurseurs médullaires des éléments sanguins et l'examen de choix pour prouver l'existence d'une myélodysplasie est le myélogramme établi sur un frottis médullaire recueilli par ponction sternale, avec recherche de sidéroblastes par coloration de Perls.
Les anémies par myélodysplasie relèvent de causes variées.
Les myélodysplasies congénitales sont rares. Parmi elles il faut inclure les thalassémies qui entraînent aussi un certain degré d'hémolyse. La plupart sont acquises et relèvent d'une longue liste d'étiologies très différentes.
1-Les carences vitaminiques pures, carence en vitamine B12 (maladie de Biermer) et carence en folates. La maladie de Biermer, ou anémie mégaloblastique, réalise le tableau le plus complet d'anomalies morphologiques des hématies et de leurs précurseurs médullaires. Le diagnostic est étayé par la mise en évidence de l'achylie gastrique, des anticorps anti-Facteur intrinsèque et de l'effondrement du taux de Vitamine B12 sérique.
2-Le saturnisme (intoxication par le plomb) responsable d'une anémie hypochrome hypersidérémique mêlant blocage de synthèse de l'hémoglobine et hémolyse.
3-L'hyperspénisme, quelque soit la cause de la splénomégalie mais surtout s'il s'agit d'une splénomégalie inflammatoire, se traduit par un blocage médullaire et une pancytopénie à moelle riche. Dans ce cas l'anémie peut être relativement régénérative car la rate elle-même, organe macrophage par excellence, est hémolysante
4-Les « anémies inflammatoires » observées au cours de maladies infectieuses ou inflammatoires au long cours, sont de type microcytaire avec anomalies complexes du métabolisme du fer. Celles-ci se traduisent le plus souvent par une ferritine élevée alors que le fer sérique et la sidérophiline sont abaissés.
5-Une étiologie de plus en plus fréquente de myélodysplasie secondaire, de mécanisme complexe, est la chimiothérapie anticancéreuse. On voit survenir, au fur et à mesure des cycles de chimiothérapie, une cytopénie périphérique, dont une anémie, associée à des anomalies sanguines souvent impressionnantes : macrocytose, déformation des hématies, inclusions érythrocytaires, monocytose, éosinophilie, dégranulation des polynucléaires, anomalies de Pelger, etc. … Ces anomalies sont réversibles et disparaissent plus ou moins vite à la fin de la chimiothérapie; les cas sont rares d'évolution vers une myélodysplasie maligne préleucémique.
6-La myélodysplasie du vieillard. Le développement progressif d'une myélodysplasie est l'évolution naturelle d'une moelle osseuse qui vieillit. On doit donc s'attendre à voir augmenter ce type d'anémie avec le vieillissement de la population, surtout féminine.
7-Les myélodysplasies malignes, constituant de véritables états préleucémique. Ces myélodysplasies malignes sont actuellement divisées en 4 catégories différentes.
• L'anémie réfractaire (AR) se traduit généralement par une anémie normocytaire ou faiblement macrocytaire, isolée, non ou peu régénérative;
• L'anémie réfractaire avec excès de blastes (AREB) où un excès de blastes médullaires (entre 5% et 15%) s'accompagne le plus souvent de quelques cellules jeunes dans la sang. La transformation en véritable leucémie aiguë (plus de 20% de blastes dans la moelle) est la règle.
• L'anémie sidéroblastique idiopathique de l'adulte (ASIA) a des caractères qui lui sont propres. C'est une anémie macrocytaire non régénérative isolée ou associée à une neutropénie, avec discrète myélémie, mais avec un taux de plaquettes normal voire augmenté. Il existe une forte hypersidérémie. La coloration de Perls de la moelle montre un taux très élevé de sidéroblastes avec de nombreux sidéroblastes en couronne. Le risque évolutif est l'hémochromatose.
• La leucémie myélo-monocytaire chronique (LMMC) qui, comme son nom l'indique, implique la présence d'un grand nombre de monocytes sanguins, plus ou moins dystrophiques (plus de 1.000/µ3).
3 - Les anémies mixtes
Toutes les causes d'anémies ne relèvent pas d'un mécanisme univoque, certaines sont mixtes. Ce n'est cependant pas le cas le plus fréquent et le raisonnement simple qui est proposé ici s'applique à la majorité des anémies rencontrées en pratique. Nous avons vu au passage que certains mécanismes d'anémie étaient prédominants sans être exclusifs (thalassémie, hypersplénisme, saturnisme). C'est aussi souvent le cas dans des anémies « malignes » relevant de syndromes myéloprolifératifs, de leucémies, de métastases médullaires.
Un dernier exemple illustrera ces anémies mixtes, celui de l'anémie d'un cirrhotique qui peut relever d'une hémorragie par hypertension portale (mécanisme n°1 du schéma) d'un hypersplénisme (n°2), d'une carence en folates (n°3). Selon les moments de sa maladie tel ou tel de ces mécanismes sera prédominant et donnera les caractéristiques temporaires de l'hémogramme. Certes ceci pondère le schéma proposé mais n'enlève rien à l'esprit de système avec lequel on doit aborder l'étude d'une anémie.
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